Actualités - L’industrie textile à Mouscron de 1750 à nos jours

Publié le 15 mars 2016

Par Claude Depauw, historien, archiviste de la Ville de Mouscron

Avec les toiles de lin et le travail du molleton, la région de Mouscron s’est intégrée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle à l’économie du Nord de la France, tout en gardant ses liens immémoriaux avec l’axe textile de la vallée de la Lys, de Courtrai à Gand1. Entre ces deux pôles, l’histoire industrielle de Mouscron est restée méconnue, aussi bien de ses habitants que des historiens du textile en Belgique2.  
La zone industrielle textile de Lille-Roubaix-Tourcoing a attiré pendant plus de cent ans de nombreux immigrants flamands. À partir de 1900, ils s’installent autour de Mouscron : pour un demi-siècle, la région devient la « cité-dortoir » des « frontaliers ». La population des quatre communes de Dottignies, Herseaux, Luingne et Mouscron (passés de la Flandre occidentale au Hainaut le 1er septembre 1963, fusionnés dans la ville de Mouscron le 1er janvier 1977) ne cesse d’augmenter : 8.801 habitants en 1801, 13.713 en 1846, 29.119 en 1900, 47.615 en 1930, 52.935 en 1961, et 57.089 au 31 décembre 20143.  
Au sein du quadrillage des chemins ruraux, resté en grande partie celui de la voirie urbaine d’aujourd’hui, des industries surtout textiles vont se concentrer à partir du début du XIXe siècle. Les premiers à se développer sont les centres anciens des villages qui entrent en concurrence avec les hameaux situés le long de la frontière (Risquons-Tout, Marlière et Tuquet, Mont-à-Leux à Mouscron, Blanc-Ballot à Luingne, Ballons et gare à Herseaux). Mais logements et implantations commerciales et industrielles sont bientôt attirés par les gares de Dottignies, d’Herseaux et de Mouscron. Le chemin de fer de Courtrai vers Tourcoing et Tournai est inauguré à Mouscron le 14 août 1842. À Herseaux, un embranchement est ouvert le 3 juillet 1893 qui, venant de Wattrelos, continue vers Avelgem en passant par Dottignies.

L’accroissement de la population générée par l’expansion économique va transformer ces localités jusqu’alors rurales. Mouscron devient une ville où l’habitat ouvrier domine le paysage urbain à côté de quelques maisons bourgeoises et de rares « châteaux d’industrie ». À ce mouvement s’ajoute à partir de 1921 l’action des sociétés de logement social actives à Dottignies, Herseaux et Mouscron qui construisent par rangées entières des logements ouvriers constituant de nouveaux quartiers, comme le Nouveau-Monde à Mouscron4.  

La croissance démographique de l’entre-deux-guerres, due en grande partie à une forte immigration, explique le développement du logement social. Mouscron passe ainsi, de 1921 à 1936, de 6.192 à 10.309 habitations pour respectivement 23.979 et 36.888 habitants. L’érection de nouvelles églises paroissiales marque l’apparition d’un nouveau quartier (Saint-Paul, Risquons-Tout : 1868-1882 ; Saint-Antoine, Mont-à-Leux : 1883 ; Pères Barnabites, gare de Mouscron : 1889 ; Sainte-Famille, Tuquet : 1903 ; Saint-Jean-Baptiste, Ballons : 1912 ; Christ-Roi, gare d’Herseaux : 1933-1937 ; Bon Pasteur, Nouveau-Monde : 1939 ; Notre-Dame Reine de la Paix, Coquinie : 1960).

Après plus de deux siècles et demi, le textile et ses activités connexes ont fait de Mouscron, village paysan, une cité industrielle sise dans une région transfrontalière où cette branche de l’industrie, a été durement touchée par des transformations radicales qu’elle a connues en Europe dans le dernier quart du XXe siècle. Certaines entreprises textiles et d’autres, désireuses de se développer dans des lieux plus spacieux et fonctionnels, ont migré vers de nouvelles zones industrielles. Résultat d’une politique volontariste soutenue par les autorités de la ville dès 1964 par le biais de la Société Intercommunale de Développement Économique du Hainaut Occidental et, après 1985, de la très mouscronnoise Intercommunale pour l’Étude et la Gestion des services publics, ces zones concentrent depuis cinquante ans autant d’anciennes entreprises mouscronnoises que de nouvelles implantations qui, avec l’aide de la manne européenne de l’Objectif 1 en Hainaut (les textiles Sioen, par exemple), ont occupé des surfaces étendues auparavant agricoles.

Bien que la pérennité des entreprises et de leurs bâtiments dans ces zones de développement commercial, artisanal et industriel est très faible, ces lieux de patrimoine industriel en devenir, même si leur valeur architecturale est pauvre, laisseront longtemps encore des traces dans leur environnement. Ne serait-il pas déjà temps de pointer les aménagements et les constructions qui méritent une sauvegarde ?5 La géographie et la défense de l’environnement mettent peu à peu un terme à ce processus. Car le territoire de Mouscron, enfoncé comme un coin entre la Flandre et la France, n’est pas extensible. Ensuite, quand les nuisances incommodent les habitants des lotissements résidentiels qui se sont multipliés et étendus, l’extension des zones industrielles n’est plus acceptée. L’usine, chassée de la ville, s’est installée à la campagne. Mais là aussi, elle est rattrapée par la ville !

 

Un patrimoine industriel en danger

Des bâtiments industriels se sont maintenus au cœur ou à proximité de l’habitat urbain. Jusqu’au début du XXIe siècle, les disparitions de ces sites urbains restaient rares. Depuis peu, un nouveau danger s’est ajouté à ceux précédemment présentés. En zone urbaine ou périurbaine, des investisseurs immobiliers font table rase du passé en construisant des ensembles d’habitations, villas résidentielles et/ou blocs d’immeubles à appartements, sur d’anciens sites industriels textiles. Ils semblent soutenus par les édiles communaux qui entendent répondre aux besoins en logement, mais encadrent ce dynamisme dans les limites des prescriptions urbanistiques. Un bilan négatif ressort de l’évolution présentée précédemment.

La filature et retorderie de laine peignée Motte et Cie située depuis 1906 derrière la gare de Mouscron, est maintenant destiné au logement. Ses neuf hectares de toiture ont abrité des générations de travailleurs mouscronnois jusqu’à la faillite de 1980-1982 et au-delà, pour Euromotte. Dès 1984 et son rachat par la ville de Mouscron, une partie des bâtiments de la place Antoine et Alphonse Motte a été abattue. Des salles entières ont ensuite été aménagées avec l’aide de fonds européens pour accueillir diverses activités industrielles et artisanales ainsi qu’un complexe sportif récemment rénové. Suite à l’incendie d’une croissanterie industrielle en 2005, ateliers et bureaux ont dû être rasés en partie. Mais déjà en 1992, après le départ des dernières activités textiles d’Euromotte, une autre part conséquente du site avait disparu pour laisser place à une nouvelle usine textile, elle-même rasée depuis pour permettre la construction d’un tout nouveau quartier d’habitations. Aujourd’hui seule une première rangée de logements a vu le jour. Mais de nouvelles voiries aux noms évocateurs (rue des Contredames, rue de la Retorderie) sont déjà aménagées pour accueillir de futures constructions. La chaufferie, reste de l’extension de Motte et Cie en 1922, et d’autres ateliers plus récents sont à ce jour les dernières traces immobilières et industrielles de l’importance de cette entreprise dans l’histoire sociale et économique de Mouscron6.  

Proche lui aussi de la gare de Mouscron, le Tissage D’Halluin (depuis 1922) ou La Vesdre occupe l’angle des rues Achille Debacker et des Brasseurs. La moitié des ateliers de ce tissage a été démoli depuis 2010-2012 pour laisser place au « Village des Brasseurs ». Maisons et appartements bénéficieront d’un parking souterrain débouchant sur une nouvelle voirie, la bien nommée rue de la Vesdre. Certaines parties de l’usine sont encore conservées parce qu’utilisées par différents artisans et par la Caisse de Paiement des Allocations de Chômage qui a réhabilité les anciens bureaux au début des années 1980.

Toujours à proximité de la gare, installée depuis 1928, le tissage de tapis Moulin et Vernier avait cessé ses activités depuis longtemps quand les plus anciennes constructions ont été rasées à partir de 2007. Le site fait l’objet d’un projet prévoyant la construction de maisons et d’appartements, avec parking souterrain rue du Limbourg. Le projet n’a pas abouti jusqu’à présent. La construction de la résidence des « Jardins de l’Ours », avec plus de cent appartements dotés d’un parking souterrain donnant sur les rues de Roulers, Roger Salengro et Sainte-Germaine, est toujours en cours. Elle a débuté en 2012 par la démolition des Anciens établissements Desmet (depuis 1926), devenue Fintex en 1942, et du Tissage Alfred Flamme (depuis 1947), tombé en faillite le 12 mai 2005. Enfin, la Teinturerie Franco-Belge, située depuis 1934 rue de la Royenne, le long du chemin de fer vers Courtrai, a été complètement rasée en 2014 pour laisser place à de nouvelles maisons et à des appartements accessibles par une nouvelle voirie.

 

Des sites heureusement préservés
Le plus ancien site – une partie des bâtiments datent de 1880 – est toujours destiné à l’industrie textile – le tissage F. Vanoutryve et Cie a fait l’objet d’une notice détaillée dans l’inventaire thématique publié par la Région wallonne en 19957. C’est une exception remarquable car la vogue du patrimoine industriel reconverti a touché Mouscron. Elle a fait perdre à nombre de bâtiments subsistants beaucoup de leur caractère industriel. La plupart des réaménagements de sites sont en effet dus à la ville elle-même afin de répondre à certains de ses besoins.

La filature La Herseautoise (1914) rue de l’Epinette à Herseaux-Gare et la filature Labis puis Union Cotonnière (1907) rue Cotonnière à Mouscron sont devenues des écoles communales, tandis que la filature Catteau rue de Menin a été réaménagée en Centr’Expo à l’initiative de la ville de Mouscron.

La Manufacture Française de Tapis et Couvertures présente un bâtiment de trois étages, vrai signal industriel inscrit depuis 1928 dans le paysage en périphérie de Mouscron qui sert depuis peu à un call-center, ce qui a entraîné en 2013 le remplacement des bureaux de 1947 par un bâtiment d’un volume similaire. Son ancienne conciergerie, rénovée à l’identique, est habitée depuis longtemps. Les anciens bureaux, les locaux des chaudières et les trois premières nefs datant de 1925 sont devenus en 2001 le centre d’archives communales. Les autres nefs sont converties depuis 1990 en divers entrepôts. L’installation d’une antenne pour téléphonie mobile a permis la rénovation en 2005 et en même temps la sauvegarde de la cheminée millésimée 19258.  

Disparus ou reconvertis, la valeur patrimoniale et/ou esthétique des sites industriels mouscronnois est restée faible ou méconnue, voire a été délibérément ignorée, notamment en raison du déficit d’image que subissent les industries textiles. C’est qu’à Mouscron, la mémoire s’est atténuée depuis la fin des années 1970 quand a commencé la crise textile. Les sites industriels qui ont évité les démolitions ou les incendies ont été adaptés à de nouveaux usages privés ou publics. Ces transformations ont dénaturé la succession temporelle et spatiale des volumes. Les sites textiles voient leur économie générale bouleversée. Ils perdent leur qualité architecturale alliant esthétisme et fonctionnalité. Parce qu’ils offrent des espaces couverts et vides où deux cents ans de progrès technique n’ont laissé aucune machine en place, de multiples activités peuvent se partager les lieux selon les cloisonnements possibles.

Mais la disparition physique des témoins matériels, la difficile émergence d’une conscience patrimoniale au sein des habitants et la perte définitive des témoignages humains et archéologiques mettent aujourd’hui en péril tout le patrimoine industriel textile mouscronnois.


1 - Vincent BRAUSCH, ‘Toiles de lin et molleton, deux produits textiles mouscronnois dans la seconde moitié du 18e siècle’, Mémoires de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 5/2 (1983) 19-47 ; Claude DEPAUW, ‘Mouscron, un passé industriel méconnu’, Mémoires de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 19 (1997) 51-124.

2 - Claude DEPAUW, ‘L’industrie textile en Belgique, en Wallonie et en Hainaut aux 19e et 20e s.’, Le fil du temps. Revue de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 6 (2002) 5-41.

3 - Jules DEBAES et Robert VANDENBERGHE, ‘Mouscron 1789-1945. Itinéraire du village paysan à la cité industrielle’, Mémoires de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 13/1 (1991). Claude DEPAUW, ‘Un peu d’histoire et de géographie. Flandre Wallonne et Hainaut Occidental’, Mémoires de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 18 (1996) 35-78.

4 - Nicolas CHENUT et Xavier DEFLORENNE, ‘Quartier du Nouveau-Monde à Mouscron : enquête architecturale sur le logement ouvrier et liens éventuels avec le cimetière du Centre’, Le fil du temps. Revue de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 9 (2005) 1-51.

5 - Claude DEPAUW, ‘À Mouscron, la difficile pérennité de l’archéologie industrielle’, Amicale des archéologues du Hainaut occidental 2004-2008. L’archéologie en Hainaut occidental 2004-2008, Flobecq, 8 (2009) 127-129.

6 - De nombreuses archives de l’entreprise ont été récupérées (Claude DEPAUW, ‘Les archives de la filature Motte et Cie à Mouscron’, Miscellanea Cécile Douxchamps-Lefèvre, Archives et Bibliothèques de Belgique, 59 (1988) 69-77).

7 - E. HANNECART-MASURE, ‘Mouscron, Manufacture Vanoutryve’, Sites et bâtiments industriels anciens de Wallonie (Inventaires thématiques) (Namur, 1995) 94-95 et 321. Voir aussi les relevés de 2007 et de 2015 : Claude DEPAUW, ‘Pérennité du patrimoine industriel. L’exemple de Mouscron 1994-2007’, Bulletin PIWB, 69-70 (2007) 5-8 ; Claude DEPAUW et Meggie VANDEKASTEELE, ‘Building boom ! Industrie, habitat et archéologie à Mouscron’, Mélanges Jean-Pierre Ducastelle (Ath) à paraître.

8 - Claude DEPAUW, ‘Les Archives de la Ville de Mouscron. Chronique d’une naissance, 1979-2004’, Le fil du temps. Revue de la Société d’Histoire de Mouscron et de la Région, 8 (2004) 73-97.